POURQUOI ANDROMAQUE
Notre amour des grands textes nous a conduit vers Andromaque . Ce titre de tragédie évoque aussitôt l'œuvre de Racine. Pourtant, lui-même n'écrit-il pas dans sa préface après avoir cité les vers du poète latin Virgile dans l' Eneide : « …voilà en peu de vers tout le sujet de cette tragédie, voila le lieu de la scène, l'action qui s'y passe, les quatre principaux acteurs, et même leur caractère. Voilà la seule chose que j'emprunte ici à l'Andromaque d'Euripide. » A la lueur de cette précision, il devient évident qu'il nous faut relire Andromaque d'Euripide, une oeuvre écrite presque deux mille ans auparavant et qui diverge quelque peu. « Il ne faut point s'amuser à chicaner les poètes pour quelques changements qu'ils ont pu faire dans la fable; il faut s'attacher à considérer l'excellent usage qu'ils ont fait de ces changements, et la manière ingénieuse dont ils ont su accommoder la fable à leur sujet » poursuit Racine dans sa préface.
Les personnages de la tragédie ont en commun d'appartenir à l'univers du mythe. Mais la reprise d'un mythe, par différents auteurs, n'est pas qu'un écho, une histoire renouvelée: le même sujet, les mêmes personnages, révèlent de profondes divergences. Chacun a puisé dans la mythologie une trame, un sujet, un héro, chacun avec le regard de son temps. De la tragédie antique d'Euripide plutôt aride et désespérée, ou de la modernité du théâtre classique de Racine, devons-nous choisir? D'autant qu'en relisant Euripide on ne peut éviter Les Troyennes, une tragédie écrite 16 ans avant Andromaque et qui la met déjà en scène le personnage d'Andromaque elle-même. Ce personnage, est repris plus tard par les latins : le poète Virgile l'évoque dans l' Eneide et le dramaturge Sénèque réécrit Les Troyennes. Sans oublier Racine, Andromaque revit encore avec La guerre de Troie n'aura pas lieue de Giraudoux.
ANDROMAQUE PERSONNAGE DE TRAGEDIE
Homère a fait de l'Iliade un creuset de personnages mythiques, les héros du cycle troyen. Andromaque est de ceux là. Evocation de la souffrance et du deuil, prostrée et perdue au lendemain de l'asservissement de Troie, condamnée à la couche d'un grec, c'est une mère et une épouse. Celle pour qui derrière une apparente abnégation, sacrifice d'une mère pour son fils, se profile le destin de martyr. Celle qui se fait haine en restant fidèle au souvenir d'Hector. Celle qui, au plus profond d'elle-même, reste dans la guerre, le passé, la mémoire. Face à l'adversité, elle est prélude de la tragédie : « Il vaut mieux mourir que de survivre à de telles conditions. » . Ce personnage emblématique que nous renvoient Euripide, Sénèque, Virgile, Racine, Giraudoux aussi, nous interpelle et s'impose à nous. Tous ces auteurs l'ont fait exister à leur gré, puisant chacun leurs différents motifs dans la mythologie.
En accord avec notre démarche artistique de l'unicité de l'interprétation, il devient alors fondamental pour nous de s'attacher et de représenter uniquement le personnage d'Andromaque. Mais quelle Andromaque ? Celle d'Euripide ? De Racine ? De Sénèque ? L'alternative ne serait-elle pas de mettre en scène Andromaque par le regard de ces auteurs et de démontrer que rien n'est figé dans ce monde ?
L'INTERPRETATION
L'interprétation doit-elle se limiter à la seule représentation d'une femme mythique ? Le texte, reconstruit à partir de trois auteurs, est en rupture avec le continuum dramatique classique. Les repères ont disparu. Le parti pris de la mise en scène d'un personnage unique impose à l'interprétation de rechercher ses points d'appuis sur le spectateur dans la salle même. Elle doit surgir dans le public. Prendre corps avec lui. Au chœur de l'agora, Andromaque n'évoque plus alors un récit mythique pour un auditoire passif, mais elle se découvre, livre son âme nue et donne corps au mythe. Là, elle s'appuie sur tel ou tel spectateur, en fait un confident, un intime, à l'encontre de l'assemblée; ou le repousse, l'invective et en fait l'ennemi.
METTRE EN REPRESENTATION LE PERSONNAGE D'ANDROMAQUE
Mais quelle représentation ? Représentation d'un mythe ? Représentation d'Andromaque, femme ? La problématique est posée. Préoccupation obsédante du metteur en scène, seul, face à sa recherche de la représentation théâtrale. Et si Andromaque est bien prélude de la tragédie, la question de sa représentation devient alors l'objet même du spectacle, et la singulière réponse est de plonger Andromaque en une mise en abîme, théâtre dans le théâtre, dans la reconstruction de la tragédie, sa transposition.
Andromaque seule en scène, il aurait était pratique de tomber dans la commodité en ne donnant à voir qu'une classique évocation à un public, voyeur, familier d'une vision frontale de la théâtralité. Il nous faut dépasser cette forme de composition trop linéaire et sortir du cadre derrière lequel l'illusion de la réalité pourrait se dérouler et répondre à la nécessité de découvrir une autre voie de représentation pour trouver une mixité affective avec le spectateur. C'est aussi dans le pathétique que la tragédie atteint le public, et pour affecter le spectateur quoi de plus direct que la proximité avec lui ? Une disposition scénique sans délimitation de l'espace de jeu amène à ette proximité et sert la mise en abîme dans laquelle Andromaque entraîne avec elle le spectateur. Dans l'agora, on s'échappe de la distanciation du théâtre à l 'italienne, pour une autre relation avec le public. Etre avec le spectateur, le frôler, côte à côte, à le toucher. Faire e n sorte que le spectateur ne pénètre pas dans la salle de spectacle, mais s'installe dans l'agora. On ne lui donne plus à voir, il est dans la représentation. Le théâtre en son entier est agora. Le spectateur peut se déplacer comme il l'entend, à son gré, au plus près d'Andromaque et la suivre ou s'en écarter. Il devient critique.
Le spectacle envahit la salle qui devient l'espace scénique : on ne donne alors plus à voir, on est le spectacle. Tiers personne dans un premier temps, le spectateur devient protagoniste.